La Nantes Digital Week s’est déroulée sur Nantes, Saint-Nazaire et leurs alentours entre le 15 et le 25 septembre dernier. Pour cette 3e édition, 115 500 personnes ont goûté aux joies du numérique, ont débattu sur ses implications et ses possibles, et ont pris part à des ateliers collectifs.
Le volet “Art et Patrimoine” de la Nantes Digital Week comprenait pas moins de 24 événements dont le très attendu Festival Scopitone, mais aussi une série de colloques, conférences et rencontres destinés aux professionnels de la Culture. Sans prétendre résumer tout ce qui s’est dit, voici une tentative d’analyse comparée des thématiques de cette semaine connectée.
Un rapport au visiteur/utilisateur en pleine évolution
Le design est partout ! Un petit-déjeuner[ref]« Comment le design peut vous faire gagner de la valeur ? », le 29 septembre, avec Jean-Luc Barassard (École de Design), Léonie Couespel du Mesnil (PRI Design’in), Carole Laimay (Ergonome UX Designer freelance), Sébastien Maitre (TABISSO), Jean Lou Racine LE PHARE.[/ref] sur ce thème, proposé à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Saint-Nazaire offrait une introduction pertinente au vaste champ du design. Ouvrant le bal des intervenants, Jean Luc Barassard de l’École de Design a défini les pratiques contemporaines de design comme « une démarche systémique centrée sur l’utilisateur. » L’ergonomie et la nécessité d’une approche anthropologique du design a par ailleurs été soulignée par tous les intervenants.
Quelques jours plus tôt, au Château des Ducs de Bretagne, les mêmes réflexions animaient la table ronde « L’évaluation des dispositifs numériques dans les musées[ref]“L’évaluation des dispositifs numériques dans les musées », le 20 septembre, avec Geneviève Vidal (Université Paris 13), Gaelle Lesaffre (Chaire UNESCO-ITEN, FMSH, Paris 8) Delphine Saurier (Audencia Business School), Laurence D’haene et Christophe Courtin (Château des ducs de Bretagne). [/ref]. » En effet, dans les sites culturels publics, le rapport au visiteur (ou utilisateur) est aussi en mutation. Ainsi, Gaelle Lesaffre et Delphine Saurier expliquaient que l’ergonomie des outils numériques dans les musées est une des caractéristiques les plus évaluées dans leur expérimentation et leur utilisation. Ainsi, avant même de créer un contenu pour un outil numérique (borne ou écran par exemple) il est de plus en plus commun de tester et valider son ergonomie.
À l’image des professionnels évoquant la pertinence du design thinking lors du petit déjeuner à la CCI de Saint-Nazaire, les intervenantes au Château des Ducs de Bretagne ont souligné la nécessité d’une approche anthropologique pour la création d’outils numériques. En d’autres termes, celle d’ étudier et comprendre les habitudes des utilisateurs/visiteurs face à leurs objets connectés personnels en dehors du musée, afin de leur proposer une expérience tout aussi satisfaisante lors de leur visite.
Recherche et innovation autour de l’art
Dans cette table ronde sur l’évaluation des dispositifs numériques au musée, il a bien sûr été question d’innovation. Selon les intervenantes, l’évaluation — qu’elle émerge d’une commande extérieure ou d’ une initiative interne — contribue à stimuler l’innovation dans des thématiques diverses dont celle de la médiation. Il existerait cependant des obstacles certains à l’innovation. Les démarches de recherche et de développement (portails vers l’innovation ouverte selon la chercheuse Geneviève Vidal) se voient limitées, entre autres, par les contraintes formelles de l’administration.
L’ambiguïté du terme « innovation » a été soulevée lors de la rencontre « Industries créatives : une recherche indisciplinée[ref]“Industries créatives: une recherche indisciplinée », le 21 septembre, avec Lucile Colombain (Ouest Industries Créatives), Emmanuel Mahé (ENSAD, SACRe), Dominique Sagot-Duvauroux (Université d’Angers), Hugues Vinet (IRCAM), Jehanne Dautrey (ENSA Nancy), Carola Moujan (ESBA Angers). [/ref] » qui visait à présenter le pôle RFI Ouest Industries Créatives. Recherche, formation et innovation ont donc occupé une place capitale lors de discussions modérées de main de maître par Lucile Colombain. En écho aux remarques formulées la veille au Château des Ducs de Bretagne, il en est ressorti que la formation et la recherche n’étaient vraiment libres — et innovantes — que lorsqu’elles n’étaient pas enfermées dans des disciplines hermétiques et établies au préalable.
Ce même écho a retenti le lendemain au CCO de la Tour de Bretagne, lors d’une autre table ronde : « Les nouvelles dynamiques artistiques et créatives liées au numérique[ref]« Les nouvelles dynamiques artistiques et créatives liées au numérique, » le 22 septembre 2016, avec Julien Bellanger (PING), Carol-Ann Braun (Le Cube), Lucile Colombain (RFI Ouest Industries Créatives), Patrick Gyger (le Lieu Unique), Anaïs Rolez (ESBA Nantes).[/ref].» Interrogés sur la possibilité de créer des catégories, et par extension, des fonds spécifiques pour soutenir les arts dits numériques, les intervenants — notamment Anaïs Rolez et Patrick Gyger — se sont vivement opposés à cette proposition pour ne pas limiter les usages du numérique à une pratique spécifique, à une catégorie hermétique.
Repenser les pratiques professionnelles
En ouverture de ce même événement et toujours sur le thème de l’innovation, Jean-Paul Fourmentraux, enseignant-chercheur, expert des Arts et Humanités numériques à l’Université de Provence, a cité Mac Luhan dans un cours accéléré mais exaltant sur les cultures numériques. « L’art est un radar » a t-il donc rappelé afin de souligner le pouvoir des arts dans leur capacité à « détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […]
[ref]Jean-Paul Fourmentraux, « L’Art comme radar ou antidote : « pour la démocratie technique » », Critique d’art [En ligne], 43 | Automne 2014, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 17 octobre 2016. URL : http://critiquedart.revues.org/15419 ; DOI : 10.4000/critiquedart.15419[/ref]
.» Les pratiques professionnelles des secteurs culturels et artistiques mais aussi la place des artistes en tant que travailleurs et acteurs du changement a été discutée. Toujours dans cette table ronde au sujet des nouvelles dynamiques artistiques et créatives liées au numérique, les intervenants ont regretté de ne pas voir des artistes intervenir plus tôt dans les projets, notamment ceux en partenariat avec les collectivités. L’idée est de ne plus appeler les artistes seulement pour la valorisation et la diffusion, mais dès la recherche et la production de ces projets.
Dans la seconde table ronde ayant eu lieu au CCO Tour de Bretagne[ref]« Comment la création artistique numérique dans l’espace public crée une nouvelle urbanité ? », le 22 septembre, avec Alain Bertrand (SAMOA), Cédric Huchet (Stereolux), Pascaline Marot (SAMOVAR), Julien OTTAVI (Apo 33), et Christine Vignaud (École de Design).[/ref], il a notamment été question de remettre l’artiste au cœur — plutôt qu’en marge — de la construction de la société et des lieux de vie publics. « L’artiste a souvent la vision la plus complète de penser la ville » a justement remarqué Cédric Huchet, programmateur arts numériques et multimédia du festival Scopitone.
« Les pratiques artistiques préfigurent des manières de travailler et anticipent des formes professionnelles.» C’est précisément le discours entendu lors de la présentation du pôle RFI Ouest Industries Créatives un jour plus tôt. Une fois encore, les intervenants se sont accordés sur la nécessité de remettre en cause nos perceptions des laboratoires, des chercheurs, des designers, et des artistes.
Partenariats, flux et frictions
« Frictions » a probablement été le mot le plus utilisé pendant ce volet “Art et Patrimoine” de la Digital Week. Au point qu’il semblerait avoir été défini au préalable comme élément de langage de ces manifestations. En tous cas, l’impératif des partenariats et des interactions pour le développement du secteur a été largement défendu. Pour ce qui est du secteur Recherche-Formation-Innovation, Hugues Vinet de l’IRCAM a évoqué l’importance de la co-localisation des acteurs de la recherche. Selon lui, le fait d’associer artistes et chercheurs crée une dynamique de créativité avec un impact sociétal indéniable. Toujours lors de la rencontre sous le signe de Ouest Industries Créatives, il a été envisagé de créer des espaces de « déstabilisation mutuelle » entre chercheurs et artistes afin de provoquer ces fameuses frictions pouvant amener l’innovation tant désirée.
Enfin, le partenariat peut aussi s’établir entre le visiteur et le site culturel public. Lors des discussions sur l’évaluation des outils numériques au Château des Ducs de Bretagne, la participation des visiteurs à l’élaboration des nouvelles formes de visites du musée a été maintes fois évoquée. De plus en plus, les institutions se tournent vers des approches de « co-création » (plutôt que de « distribution ») de l’expérience muséale en présentant au visiteur/utilisateur un produit inachevé qu’il doit compléter.
Ce chassé-croisé comparé s’achève par un ricochet périlleux mais pertinent vers un événement des Journées du Patrimoine 2016. Un épisode de cette manifestation concomitante — puisqu’elle se déroulait les 17 et 18 décembre — rassemblait en une présentation ces mêmes thèmes : participation, nouvelles urbanités à travers l’art, et approches totales du design. Au Grand Café à Saint-Nazaire, Aurélien Vernant, historien d’art et d’architecture, partageait des exemples d’architectures radicales pour penser la ville autrement. Il soulignait aussi l’approche anthropologique des pratiques telles les dérives situationnistes et les travaux de l’artiste Guy Debord, en quelque sorte précurseurs du Design Thinking d’aujourd’hui.
Espérons que les désirs de friction évoqués si souvent pendant cette Digital Week feront bientôt des étincelles !