La conception ou refonte d’un projet d’établissement culturel, qu’il s’agisse d’un musée, d’une bibliothèque, ou encore d’un CCN, est une tâche longue et complexe. Difficulté supplémentaire, certaines institutions — de leur propre gré ou sur demande d’une tutelle — y ajoutent aujourd’hui une dimension participative en incluant l’ensemble des équipes, et parfois même les publics.
Les avantages d’une telle démarche — nous le verrons dans cet article — sont multiples et bien réels mais sa mise-en-œuvre requiert beaucoup de préparation, de précaution et de patience. Dans ce billet, je vous propose dans un premier temps d’identifier les phases de la conception d’un projet d’établissement dans lesquelles une démarche participative pourrait être envisagée. Nous verrons ensuite qu’il existe différents degrés de participation adaptés à différentes phases de conception mais que de manière générale, l’adoption de démarches participatives nécessite avant tout un changement de type de leadership. Enfin, j’ai compilé quelques études de cas de conception participative de projet d’établissement et listé les principaux écueils et points de vigilance.
Qu’inclut-on dans un projet d’établissement ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me semble important de clarifier ce que j’entends par « projet d’établissement ». À mon sens, ce dernier se compose de plusieurs éléments :
- La Culture d’établissement
Un point souvent délaissé qui a pourtant toute son importance, surtout lorsqu’on souhaite créer une institution participative.
- L’identité de l’établissement
Qui est-il, pour qui, quelles sont ses valeurs, son combat ?
- La stratégie de l’établissement
La raison d’être de l’institution, les axes stratégiques, les objectifs opérationnels, l’offre et les actions qui en découlent.
Ces trois éléments sont validés et communiqués par des documents stratégiques : Projet Scientifique et Culturel, charte, document de planning stratégique et opérationnel, etc.
Traditionnellement, la définition et la conception de ces différents éléments est opérée par une équipe dirigeante et/ou par des prestataires externes. Au lieu de cela, la conception participative propose d’inclure dans ce travail des membres de tous les services de l’établissement, des partenaires et parties prenantes, ainsi que des publics.
Dans les trois éléments pré-cités (culture d’établissement, identité, stratégie), on retrouve en général les mêmes phases de travail, qu’on agisse de manière individuelle ou collaborative :
Exploration : on réalise un benchmark, on reprend les documents stratégiques passés, on interroge les publics ou on consulte les études de publics existantes, etc.
Réflexion : on produit des idées sur le contenu du projet d’établissement (Culture, Identité, Stratégie) à la lumière des résultats de la phase d’exploration.
Priorisation : on sélectionne, on affine et on hiérarchise les différentes idées pour aboutir, en fonction de l’élément sur lequel on travaille, soit à une empreinte pour la Culture d’établissement, soit à un « blason » d’identité, soit à des objectifs stratégiques et opérationnels.
Entérinement : on pose noir sur blanc les résultats des trois étapes précédentes dans un document qui peut être voué à une distribution interne (plan stratégique, empreinte de Culture d’Établissement, …) ou plus large (PSC, Charte, etc.).
Conception participative : différents degrés et phases possibles
La dimension « participative » de la conception d’un projet d’établissement peut opérer à des niveaux distincts. Elle peut se limiter à une participation en interne (et c’est déjà beaucoup !) en incluant des membres de tous les services à la réflexion, la prise de décision et parfois même à la rédaction des documents. Elle peut aussi y inviter des partenaires, des élu·es, et des membres habitué·es du public (ami·es du musée, abonné·es du Théâtre, régulier·es de la bibliothèque, etc.). Enfin, la participation peut être englobante et inclure des membres du grand public, qu’ils et elles fréquentent déjà ou non l’institution.
Evidemment plus on avance dans les niveaux et plus cela demande de l’investissement : en temps, en moyens humains, financiers et en compétences.
On peut aussi distribuer la participation en fonction des différentes phases de travail (exploration, réflexion, priorisation, entérinement). Par exemple, une bibliothèque travaillant sur sa stratégie peut choisir de concentrer la participation des trois entités pré-citées (équipe, partenaires, publics) sur les phases d’exploration et de réflexion, mais de confier les phases de priorisation et d’entérinement à l’équipe de Direction. Dans un autre exemple, on peut imaginer un musée optant pour une démarche participative de bout en bout pour la définition de son identité. Auquel cas, les parties prenantes (équipes, partenaires, publics) pourraient voter en phase de priorisation et participent à la rédaction des documents finaux.
Dans tous les cas de figure, il existe un préalable évident à la conception participative : l’évolution du modèle de leadership en place.
La conception participative nécessite un changement de leadership
S’embarquer dans la conception participative d’un projet d’établissement nécessite, de la part des membres de l’équipe de direction, une analyse et/ou un changement de posture. Adopter une démarche participative c’est accepter de partager le pouvoir et cela implique nécessairement un changement de style de leadership.
Dans une présentation passionnante donnée en Novembre 2015 à Museum Computer Network, Douglas Hegley et Kaywin Feldman présentaient les caractéristiques et les avantages du Musée Agile. Pour eux, aucun doute, un changement de posture de manager à leader est nécessaire à la transformation du Musée Agile ; il en va de même pour un musée « participatif ».
En effet, l’approche participative nécessite un certain degré de confiance et d’agentivité* que des équipes habituées à être micro-managées n’auront pas développé. Avant de lancer une démarche participative au sein d’un établissement, il est donc préférable, pour ne pas dire nécessaire, de questionner et adapter son style de management en amont, afin de préparer un terrain fertile à l’implication d’autres personnes.
Dans leur article, Hegley et Feldman défendent la vision d’une institution qui combinerait les approches lean, agile, radicale et ouverte pour aboutir à une organisation qui :
– Travaille efficacement selon des cycles rapides qui accordent une attention particulière aux retours [Lean]
– Répond rapidement et facilement au changement [Agile]
– Capacite [empowers] son personnel et libère ses talents
– Se réexamine constamment pour s’améliorer
– Partage largement les informations et la prise de décision
Le style de management qu’on applique au sein d’une institution est d’ailleurs intimement lié à la Culture d’établissement ; sa transition vers un style de leadership radical et ouvert peut s’imaginer en parallèle de la réflexion sur la Culture d’établissement.
Pourquoi opter pour la conception participative de votre projet d’établissement ?
La conception participative d’un projet d’établissement n’est pas une mince affaire mais elle présente de nombreux avantages.
En interne, ce type de démarche — lorsqu’elle est doublée d’une évolution du style de leadership — permet :
- Une meilleure adhésion des équipes au projet d’établissement. Puisqu’elles y ont participé, il reflète normalement leur vision, leurs valeurs et leurs ambitions.
- Une plus grande valorisation des employé·es quel que soit leur niveau hiérarchique. Comme l’argumentent Hegley et Feldman, dans une organisation ouverte, les meilleures idées émergent, peu importe qui les a formulées. C’est bien l’excellence, et non la hiérarchie ou le privilège qui prime. Ainsi, chacun et chacune sait qu’il ou elle a une occasion d’être entendu·e, de contribuer et de briller quel que soit son poste.
- Un empouvoirement des employé·es qui ne sont plus simple exécutant·e, subissant passivement (et parfois critiquant allègrement) les décisions d’en haut : dans ces approches, la responsabilité, mais aussi l’agentivité, l’autonomie, l’indépendance et la liberté des membres de l’institution augmentent.
- Une plus grande créativité et potentiel d’innovation. Les institutions organisant des réunions transversales mêlant plusieurs services pour discuter d’un sujet en particulier — par exemple, la programmation culturelle — connaissent les avantages d’inclure des avis et des expériences variées.
Quelques exemples de réussite : la Royal Shakespeare Company, le MIA, le Louvre-Lens
Royal Shakespeare Company : un fonctionnement de troupe
En 2002, après une gestion vivement critiquée et un bilan plutôt catastrophique, Adam Noble quitte la direction artistique de la Royal Shakespeare Company. Il est remplacé non pas par une mais deux personnes : Michael Boyd en tant que Directeur Artistiques et Viki Heywood comme Directrice Exécutive. Boyd et Heywood ramèneront avec succès la compagnie sur les rails, réussissant à « rétablir l’équilibre financier, améliorer la programmation artistique, renforcer le moral au sein de l’organisation, » mais aussi à convaincre le public que la RSC mérite les subventions considérables qu’elle reçoit (Clapp, 2002) (Pillwatsch, 2013).
Boyd et Heywood mettent en œuvre un modèle de management inspiré du fonctionnement d’une troupe de théâtre et reposant sur une logique participative : chaque membre de la troupe jouant un rôle essentiel. Ce modèle est complété par une charte de valeurs et principes venant guider les décisions de leadership et les actions administratives. Au cours de leur mandat qui durera 10 ans (de 2002 à 2012), Boyd et Heywood impliquent l’ensemble des départements — Marketing, Fundraising, Éducation — à participer au processus de planning artistique et stratégique. Des réunions régulières et en petit comité sont privilégiées afin de faciliter la discussion, l’écoute active et in fine, la participation à la prise de décision.
Une passionnante étude intitulée « All Together, a Creative Approach to Organisational Change » a été menée pendant trois ans à la RSC pour suivre et analyser les changements liés au nouveau mode de management plus participatif. On y lit que l’utilisation même de la métaphore de la “troupe” ( « ensemble » en anglais) a joué un rôle clé permettant à Boyd et Heywood de rallier les équipes autour de leur vision.
Enfin, la communication a joué un rôle décisif dans la réussite de ce nouveau modèle de leadership participatif. De nouveaux canaux de communication ont été créés afin d’augmenter la diffusion de l’information en interne. L’accent a également été mis sur la création de temps d’échanges informels et conviviaux — comme le ferait une metteuse en scène pour souder une troupe nouvellement formée. Un des résultats parlants soulignés dans l’étude est le changement de comportement entre départements : se voyant autrefois comme en compétition, ils ont tissé une relation de coopération et d’entraide.
Le Minneapolis Institute of Art : un musée Agile
Comme évoqué plus haut, le Minneapolis Institute of Art a adopté une logique d’organisation ouverte et agile dont ils ont détaillé les avantages et les conditions de mise-en-œuvre dans une présentation lors de la conférence Museum Computer Network (2016), suivie d’un article disponible ici.
Au Minneapolis Institute of Art, « le processus de planification stratégique inclut chaque membre du personnel, quel que soit son titre ou sa hiérarchie, » grâce à un mélange de réunions plénières, des sessions de dialogue plus restreintes ainsi que des sondages. « Tout le monde n’est pas d’accord, et c’est bien, » précisent les auteurs « nous respectons tous les points de vue et travaillons ensemble pour trouver un terrain d’entente. »
L’équipe de développement numérique du musée s’est vu confier le rôle de laboratoire de ce nouveau paradigme. Après s’être formée aux méthodes Agile et Scrum, l’équipe a désigné un Scrum Master, facilitateur neutre qui soutient l’équipe dans la démarche agile et veille à la bonne communication entre les « product owners », autrement dit entre les collègues avec un projet ou un besoin numérique et l’équipe en charge de sa réalisation.
Pour faciliter la prise de décision et l’empowerment au sein de leur équipe mais aussi dans les autres services, l’équipe numérique du MIA a mis en place une matrice de décision que toutes et tous les employé·es peuvent utiliser, permettant ainsi d’éviter les longues chaînes de validation hiérarchiques traditionnelles.
Louvre-Lens : un PSC collaboratif
La mission du Louvre-Lens est portée haut et clair depuis son inauguration en 2012 : “s’engager dans la revitalisation sociale et économique du territoire” et être un musée engagé et citoyen. Il était donc logique — mais pas garanti — que le musée se frotte aux démarches participatives en interne, et/ou directement avec les publics.
Le nouveau PSC du musée, paru en 2019, est « un projet écrit à mille mains » qui aura nécessité un an de travail et inclus l’équipe du musée, les publics, les professionnels et partenaires du Louvre-Lens.
Comme on peut le lire dans le PSC, la consultation du public a été organisée en plusieurs étapes :
- une enquête réalisée auprès de 800 habitants de l’agglomération
- une vingtaine de focus groups ayant permis de « recueillir l’opinion de 77 visiteurs volontaires et de 95 habitants fédérés en groupes sociaux représentatifs »
- l’organisation du « Salon 2030 », espace d’expression dédié aux visiteurs et situé dans le hall du musée pendant une semaine
En interne, l’ensemble des agent·es ont été impliqué·es dans la démarche de conception du PSC et ce, grâce à la création de cinq groupes de travail, chacun animé par un.e pilote et un.e co-pilote « et réunissant de manière équilibrée tous les pôles du musée et les entreprises prestataires. » Ces groupes de travail ont été complémentés par quatre réunions plénières marquant les étapes charnières de la conception de ce PSC et de la feuille de route opérationnelle permettant sa mise-en-œuvre.
Selon une étude menée par le musée lui-même en parallèle de la conception du PSC « Ce processus collectif a permis à 99% des agents de mieux appréhender l’avenir du musée et 88% des agents jugent la démarche collective enrichissante sur le plan professionnel. » Le résultat en termes de document stratégique est sans appel : un projet ambitieux, original et en prise avec les réalités du territoire.
Un projet Artizest en partenariat avec Nicolas Beudon
Bibliothèque de la Cité des Sciences de Paris
Pour conclure les études de cas, je tenais à vous présenter un projet « fait-maison ».
En 2019, j’ai été invitée par Nicolas Beudon pour l’accompagner dans la conception participative d’un projet d’établissement : celui de la Bibliothèque de la Cité des Sciences de Paris. Notre mission : accompagner la Bibliothèque sur la définition de sa future « ligne éditoriale » ; l’objectif étant de construire une vision partagée du futur établissement, en impliquant les 120 collaborateurs de la bibliothèque pour traiter des thématiques suivantes :
• positionnement et identité de la future bibliothèque
• structuration des offres et services
• accueil et engagement des différents publics.
Après plusieurs journées sur un format World Café, nous avons constitué une équipe projet d’une dizaine de personnes s’étant portées volontaires et représentant la diversité des services et des profils hiérarchiques au sein de la Bibliothèque. Cette équipe a participé à 6 ateliers d’une journée chacun. Leurs réflexions nous ont permis de rédiger un rapport que nous avons également décliné sous forme d’un poster géant, réalisé par Victoria Zibolt (Studio Victo), afin de rendre son contenu plus accessible à l’ensemble des agent·es et, à plus long-terme, au public. Tout le travail réalisé est aujourd’hui entre les mains de la Direction qui s’appuie sur ces éléments pour rédiger le futur PSC.
Ecueils et points de vigilance
Pour terminer cette réflexion sur la conception participative des projets d’établissement, je voulais mentionner quelques écueils fréquents et points de vigilance à prendre en compte.
Le participatif « de façade » est malheureusement très répandu. Dans un désir de répondre aux injonctions au tout-participatif, certaines institutions se lancent dans la démarche sans grande conviction ni volonté de réellement impliquer, écouter les participant·es (qu’ils soient internes ou externes à l’institution) ou appliquer leurs idées. Parfois, ces institutions sont trop ambitieuses et n’ont pas la structure ou la pratique nécessaire pour mener sereinement et effectivement le processus de conception participative.
Il est donc important d’adopter le degré de participation qui convient aux objectifs, et à la « maturité participative » de votre institution. Si elle n’est pas prête (en termes de Culture d’établissement ou en termes de moyens) à se lancer dans du 100% participatif, commencez petit — voire tout petit — par exemple, par des ateliers avec les chefs et cheffes de projet.
De même, n’ayez pas peur, en tant que Directeur ou Directrice, de dire aux équipes (et/ou aux publics) que c’est votre première tentative de démarche participative et qu’il y aura sûrement des incertitudes, des imperfections mais également des apprentissages : c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Dans l’article The Agile Museum que je citais précédemment, les auteurs énoncent les caractéristiques principales d’un leadership radical : 1) concentrer tout le travail sur la satisfaction du client (ou dans ce cas du public et/ou des équipes) et (2) être totalement ouvert sur les obstacles à l’amélioration. On ne le dira jamais assez, la transparence est la clé de voûte de toute collaboration.
Enfin et pour conclure, j’aimerais souligner que la participation est fluide, malléable et complexe. Ce n’est pas parce qu’on inclut plus de personnes que le résultat sera forcément meilleur ou plus équitable. Le principe proposé par Joëlle Zask dans son livre « Participer; essai sur les formes démocratiques de la participation » est un excellent repère. Elle écrit que participer c’est “prendre part, apporter une part et bénéficier d’une part.” Si vous êtes à un degré de participation où un de ces trois principes n’est pas honoré c’est que vous êtes allé·e trop loin.
L’adoption d’un modèle participatif ne se fait pas en un jour ! C’est un long processus de questionnements, d’essais et de changements dont il est important de vivre et d’apprécier chaque étape en tant qu’équipe et en tant que communauté. La méthode des petits pas, la transparence et l’évaluation continue sont d’excellents alliés sur ce chemin. Enfin, comme en témoignent les institutions déjà engagées dans cette démarche, le jeu en vaut la chandelle : les équipes sont plus impliquées et autonomes; la relation de confiance et le sentiment d’appartenance des publics sont renforcés; et l’institution gagne en résilience, pertinence et créativité.
*L’agentivité (agency) est un concept de l’anthropologie désignant la capacité des êtres à agir et à faire des choix de manière indépendante et autonome.
Biblio et ressources :
–> Ressource supplémentaire : si le sujet de la rédaction des projets scientifiques et culturels vous intéresse, je vous conseille l’article de Laure Armand d’Herouville.
Clapp, S (2002) “Boyd’s own adventure”, The Guardian, 28 July [En ligne]. Publié sur http://www.guardian.co.uk/theobserver/2002/jul/28/artsfeatures Consulté le 27 février 2021.
David, A., Tongen, M., Hegley, D., (2016) The Agile Museum [En ligne] Publié sur : https://mw2016.museumsandtheweb.com/paper/the-agile-museum/ Consulté le 03 mars 2021
Pillwatsch, M. (2013) Management and leadership n the cultural sector : a case study of the Royal Shakespeare Company, Northumbria University. Disponible sur : https://www.academia.edu/8284975/Management_and_leadership_in_the_cultural_sector_A_case_study_of_the_Royal_Shakespeare_Company Consulté le 27 février 2021.
Hewison, R., Holden J., Jones, S. (2010) All Together, a Creative Approach to Organisational Change, Demos. Disponible sur : http://www.demos.co.uk/files/All_Together.pdf Consulté le 03 mars 2021
Zask, J. (2011) Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le Bord de l’eau.