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Artistes et entrepreneurs : qui a les moyens de se lancer ?

Les recherches du groupe Createquity révèlent les nombreuses similitudes entre ces deux activités que tout semble opposer

Createquity est un think-tank et une publication en ligne spécialisée dans l’investigation des problématiques liées à l’art et à la culture. Dans une série de podcasts intitulée The Cost of Being Creative, Createquity aborde les difficultés d’accès à une carrière artistique et met en lumière la similarité des professions d’artistes et d’entrepreneurs.

Aujourd’hui, ces deux secteurs d’activité nécessitent les mêmes compétences telles la créativité, la prise de risque, et la résilience. Les similitudes sur les conditions d’accès à ces carrières sont également frappantes. Il semblerait en outre que la tolérance au risque nécessaire dans ces deux secteurs ne dépende pas d’un trait de personnalité mais bel et bien d’un environnement propice à la prise de risque : en d’autres termes, d’une situation confortable voire aisée. L’idée que l’on naît avec une âme d’artiste ou une âme d’entrepreneur ne serait qu’une romantisation de la réalité.

Malgré les similitudes de ces deux secteurs et la valeur ajoutée qu’ils génèrent, les entrepreneurs et tech-entrepreneurs (entrepreneurs du web et des nouvelles technologies) sont généralement perçus d’un œil plus positif et bénéficient de soutiens plus favorables au développement de leur activité que les artistes.

L’artiste est un entrepreneur comme les autres

Le processus de création — qu’il s’agisse d’une œuvre ou d’une entreprise — demande un investissement important en temps et en ressources pour un gain financier faible — voire nul — dans un premier temps. Createquity compare ainsi les premières années de la vie professionnelle d’un artiste (mais aussi les premiers temps de chaque nouveau projet artistique) à celles d’une startup. Bien que le statut d’intermittent du spectacle reconnaisse cette période de création, ce n’est actuellement pas le cas pour toutes les professions artistiques. Pourtant, ce sont des heures d’apprentissage, de perfectionnement, de réflexion, de recherche, et de production qui se cachent en amont du produit fini présenté par l’artiste. Des heures non rémunérées et rarement regardées du même œil que les mois de gestation des startups.

Comme tout entrepreneur, les artistes et créateurs travaillent en très grande majorité à leur compte. Même les intermittents, bien qu’ils soient légalement salariés et « embauchés » par des organisateurs de spectacles, sont responsables de leur activité : ils démarchent, créent et proposent des idées que d’autres achètent ou financent. Les recherches menées par Createquity aux Etats-Unis révèlent que les artistes Outre-Atlantique ont cinq fois plus de probabilités d’être à leur compte qu’un autre travailleur.

Createquity compare les premières années de la vie professionnelle d’un artiste (mais aussi les premiers temps de chaque nouveau projet artistique) à celles d’une startup.

Artistes et entrepreneurs présentent aussi des similitudes dans leur rapport à la formation. Il n’est pas nécessaire d’avoir obtenu un diplôme universitaire pour être un entrepreneur à succès, particulièrement en ce qui concerne les tech-entrepreneurs. Idem côté créatifs : bien que les écoles des Beaux-Arts soient reconnues et ouvrent de nombreuses portes, le nombre d’artistes autodidactes en France demeure important. Une enquête réalisée pour le compte du Ministère de la Culture en 2011 auprès de 69 artistes des agglomérations de Lyon, Le Havre/Rouen, Montpellier et Nantes, révèle que 25% des interrogés étaient autodidactes.

A l’instar du modèle des startups, des incubateurs pour artistes émergents se développent doucement, tel le programme Les Réalisateurs, un partenariat innovant entre l’école des Beaux Arts de Nantes et l’Ecole Supérieure de Commerce Audencia. En comparaison avec leurs homologues du tech-entrepreneuriat, ces incubateurs et bourses dédiés aux artistes (à distinguer ici des entrepreneurs de l’industrie créative) sont encore peu nombreux.

“Qui a les moyens de devenir un artiste fauché ?”

De nombreux sondages en France et à l’étranger révèlent que les entrepreneurs et les artistes sont issus d’une classe moyenne ou aisée. Dans les deux filières, on observe un manque de représentation des classes les plus modestes. Ceci s’explique principalement par la prise de risque et les investissements préalables que ces parcours nécessitent. Dans son compte rendu, Createquity mentionne les conclusions du Global Entrepreneurship Monitor : plus de 80% des financements de nouvelles entreprises proviennent d’économies personnelles, de la famille, et des amis.

Dans Who can afford to be a starving artist? (“Qui a les moyens de devenir un artiste fauché ?” ), l’équipe de chercheurs/rédacteurs de Createquity expliquait que le statut économique était un élément décisif dans l’accès à une carrière professionnelle artistique. « Logiquement, cela fait sens : si une profession est attractive mais probablement peu rémunératrice […], [elle] attirera davantage les personnes de milieux aisés. »

De même, dans un article publié en juillet 2015 et intitulé Entrepreneurs don’t have a special gene for risk —they come from families with money ( “Les entrepreneurs n’ont pas de gènes spéciaux liés à la prise de risque, ils viennent de familles aisées “), Aimee Groth casse le mythe de l’entrepreneur né et explique que « quand les besoins basiques sont satisfaits, il est plus facile d’être créatif. » Createquity reprend cet article dont le raisonnement s’applique à merveille au métier d’artiste. Quand on sait qu’une majorité de professionnels du secteur artistique ont à un moment ou à un autre travaillé gratuitement, il apparaît évident que réussir dans ce secteur sans un soutien financier familial est extrêmement difficile.

Le groupe décortique également les travaux du National Bureau of Economic Research (Bureau national de recherche économique), et explique que « La tolérance au risque est davantage liée aux circonstances (comportement en relation avec l’environnement) qu’à la personnalité […]. » Bien que ces observations «soulignent l’évidence que les individus de milieux plus pauvres ont une tolérance au risque moins élevée», elles mettent en avant le rôle de l’environnement dans la construction des personnes.
 

Aimee Groth casse le mythe de l’entrepreneur né et explique que « quand les besoins basiques sont satisfaits, il est plus facile d’être créatif. »

 
En effet, la capacité des individus à se lancer dans une carrière artistique ou entrepreneuriale dépend de l’éducation qu’ils ont reçue et de l’environnement dans lequel ils ont évolué au cours de leur enfance et de leur adolescence. Pour qu’un individu se tourne vers une carrière artistique, il faut qu’il ait été exposé et éveillé aux pratiques artistiques et culturelles ; qu’il ait eu accès à la culture. Au-delà des finances, le bain social dans lequel évolue l’individu et les valeurs qu’on lui inculque (la prise de risque et l’épanouissement dans le travail, par exemple) sont des facteurs déterminants de son développement professionnel. Bien que des exceptions existent, l’accès et l’éveil à ces pratiques est rare pour les familles disposant de revenus faibles et dont les parents sont peu diplômés

[ref] IGAS, L’accès à la culture des plus défavorisés Mars 2007 (http://www.culturecommunication.gouv.fr/content/download/13740/117088/version1/file/igas-rapport2007.pdf)[/ref]

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Les conclusions apportées par Createquity se basent principalement sur des recherches menées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Cependant, les sondages réalisés par l’INSEE en France confirment une tendance internationale. Un rapport datant de 2009 révèle que « Les professionnels exerçant des métiers artistiques se distinguent des autres par une origine sociale souvent favorisée : comparés à l’ensemble de la population active en emploi, ils ont nettement plus souvent un père cadre supérieur (25 % contre 11 %) ou profession intermédiaire (22 % contre 14 %) et beaucoup moins fréquemment un père ouvrier (19 % contre 36 %)

[ref] GOUYON, Marie., PATUREAU, Frédérique. 2013. Les métiers artistiques des conditions d’emploi spécifiques, des disparités de revenus marquées. France, portrait social INSEE références, Edition 2013. [/ref]

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Un bon élève boudé par l’Etat

Comment peut-on ouvrir les portes des carrières artistiques à tous ? Le bienfait prouvé de entrepreneuriat pour l’économie française encourage l’état à créer de nombreuses opportunités de financement et d’accompagnement pour soutenir start-ups et entrepreneurs en herbe. Alors pourquoi ne pas aider l’art quand on sait que ce secteur rapporte 57.8 milliards d’euros de valeur ajoutée par an — 7 fois plus que l’industrie automobile, comme le remarquait Romain Renier dans son article pour La Tribune.

Parmi ces 57.8 milliards, les trois plus gros «producteurs » de valeur ajoutée sont le spectacle vivant (8,8 milliards), le patrimoine (8,1 milliards) et les arts visuels (5,7 milliards). Malgré leur deuxième place sur le podium des disciplines les plus productives, les arts visuels font partie des quatre secteurs les plus faiblement subventionnés par l’Etat. En effet, comme le notait Catherine Texier, Présidente du CIPAC dans une tribune récente, « Aujourd’hui seulement 9% du budget du ministère de la Culture dédié à la création et à sa diffusion est consacré aux arts visuels, ce qui représente 0,8% du budget total de ce ministère. »

Comparé à des pays comme les Etats-Unis où aucun statut n’existe pour accompagner les artistes, souvent contraints de cumuler les petits boulots pour survivre, la France reste une terre favorable à la création artistique. Mais ce n’est pas parce que l’herbe est moins fraîche ailleurs qu’il faut cesser d’arroser la nôtre. Dans son travail de veille internationale, Createquity s’est intéressé au modèle Thaïlandais où les artistes « employés par le Ministère de la Culture sont considérés comme des fonctionnaires, bénéficiant ainsi des mêmes politiques salariales et des mêmes avantages.» Createquity regarde aussi vers l’Allemagne où, depuis 1983, les artistes et journalistes relèvent de l’assurance sociale des artistes (Künstlersozialkasse) tout en étant assimilés aux salariés.

L’inégalité des accompagnements et des financements proposés aux entrepreneurs et aux artistes ne serait-elle pas diminuée si ces disciplines n’étaient pas rangées dans des cases si distinctes ? Jour après jour, des initiatives prenant la forme d’espaces hybrides, de coopératives, de pôles de formations et autres révèlent la porosité et la vitalité des pratiques artistiques et culturelles. Les seuls spectateurs manquant à cette révolution sont justement ceux en mesure de permettre son aboutissement ; ceux capables de rompre les chaînes institutionnelles retenant l’art dans un cadre hermétique. Décideurs et responsables politiques, vos sièges vous attendent.

 

 

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